Le sang des autres



Le sang des autres a été écrit en 2009/2010, avec le soutien d'Emmanuel Adely. Des extraits ont été mis en voix par Dominique Zins en juillet 2010 au festival Theâtralis de Strasbourg.

Les premières pages du texte:

"Ils mangent bon ça a l'air d'aller ils aiment ou alors ils disent rien ils font semblant bon ça ira, les asperges bon tout le monde aime je connais pas quelqu'un qui aime pas les asperges, ils s'engueulent pas, manque de sel la mayonnaise, faut pas qu'ils se jettent sur l'entrée quand même après y a la viande, tu veux encore des asperges Jean-Paul, bon faut découper la viande non non j'ai pas besoin d'aide mais non Valérie reste à ta place le four éteint ah tu veux vraiment m'aider bon la viande tu peux sortir un plat le rond tu sais celui que tu m’as offert oui celui-là voilà la viande, et toi comment ça va ma chérie, les légumes bon je nettoie le four ça gicle la viande mais si j'ai le temps je le fais maintenant tu sais après ça colle oui on va manger au moins c'est fait tu sais comme je suis c'est rangé les légumes des pommes de terre j'espère que vous aimerez la viande, ils mangent de bon appétit peut-être un peu sèche la viande ils ont dû sentir ils font pas attention ils parlent la fenêtre ouverte il fait chaud encore et peut-être un orage dans la nuit, c'est pas assez léger j'aurais pas dû faire de la viande la viande c'est un plat d'hiver Jean-Paul il aura envie de dormir après la viande, j'ai demandé au boucher quelle viande pas une viande en sauce ah ça non il fait trop chaud même le soir alors pour un dîner d'anniversaire de la viande quand même bon ça ira, Valérie elle a pas bonne mine bon quelle idée il était gentil ce Laurent attentionné, la viande elle est juste rôtie rôtie à point, je sais pas ce qu'elle avait à lui reprocher, quand même elle a un drôle de goût cette viande un peu amère mais bon un peu amère quand même qu'est-ce qu'ils ont mis dedans le jus un peu de sang on dirait du sang bon j'arrête d'y penser je suis folle la viande est bien rôtie non qu'est-ce que vous en pensez ça vous plaît oui bien sûr ça te plaît aussi Jean-Paul ils peuvent pas dire autre chose, le moustique il a réussi à entrer c'est sûr oui c'est normal attiré par la lumière le jus un peu de sang et puis la fenêtre ouverte, Hervé tu goûtes le vin j'ai ouvert deux bouteilles je sais pas laquelle avec la viande oui plutôt celle-là et puis quelle importance qu'il le pique ou pas il va pas en crever et s'il en crevait, oui les pommes de terre vous voulez encore des pommes de terre oui avec de l'échalote, il paraît que les moustiques ils peuvent donner des maladies mortelles le sida surtout j'ai vu à la télé qu'ils disent que non mais s'ils le disent autant c'est que peut-être oui pour rassurer c'est ça, et toi Philippe ton boulot à l'agence ça se passe bien, et s'il en crève oui ça n'arrivera pas mais si ça arrivait ça n'arrivera pas c'est sûr quelqu'un va le chasser oui moi je le chasse pas le moustique, Hervé il a l'air triste le pauvre, je vais aller préparer le dessert oui le gâteau d'anniversaire, je sais pas pourquoi il se trouve pas une fille il serait plus heureux avec une fille c'est sûr ils veulent pas de fromage ils ont déjà trop mangé, Hervé le courant d'air ça te gêne, Valérie je comprends pas ce qu’elle lui trouve à Philippe, bon manger le dessert d'abord, tu veux aller aux toilettes non non laisse j'y vais avec elle elle est mignonne cette petite non tu vois tu t'assieds bien au milieu de la lunette à 6 ans tu dois savoir faire pipi sans en mettre à côté voilà si ça t'arrive voilà comme ça tu essuies comme ça avec un peu de papier toilette que tu jettes comme ça dans la cuvette tu es gentille tiens un bisou allez ouste, maintenant dessert couper en parts égales les bougies où est-ce que j'ai mis les bougies est-ce que j'ai pensé aux bougies si si j'avais déjà failli les oublier à la caisse de la supérette oui c'est sûr un anniversaire un tous les ans, elle est mignonne Joana une jolie frimousse une belle jeune fille plus tard, j'ai pas le bon couteau ça colle ça c'est la mousse à la framboise ça colle toujours oui j'arrive oui oui deux minutes pas besoin d'aide non restez là où vous êtes, ah ça y est ça parle politique toujours au fromage au dessert bon j'ai le temps alors ils en ont pour un moment, oui j'ai le temps pour les bougies jusqu'à ce qu'Hervé se lève énervé et parte fumer une clope sur le balcon, Laurence toujours une excuse pour pas être là, dix parts j'ai fait dix parts le moustique le voilà moi les moustiques je m'en fous c'est pas que mais sauf si bon il me dérange pas là le gâteau en dix parts égales on est huit avec les gosses de Valérie ils sont un peu chiants ces gosses d'ailleurs font que brailler sauf Joana je sais pas comment elle les élève ils étaient affamés la viande rôtie ça leur a plu à eux ils ont pas fait semblant bon deux parts en rab Jérémy ça va encore mais le petit Thibault il arrête pas, seulement j'aurais peut-être dû le couper en douze, je me demande ce qu'elle leur donne à manger le reste de la semaine, j'aurais dû le couper en douze Jean-Paul reprend toujours du gâteau et celui-là c'est son gâteau d'anniversaire et les bougies où elles sont les bougies, 65 ans cette année oui je fais ça pour les gosses elle aurait pu téléphoner quand même c'est tous les ans la même chose les tasses à café le service celui du mariage cadeau des beaux-parents le sucre toujours de la buée sur cette vitre faut que je pense à faire les vitres depuis quand est-ce que j'ai pas fait les vitres les bougies y en a six une pour chaque dizaine oui cinq bougies pour les cinq ans une en couleur pour l'année en plus oui c'est ça le dessert maintenant le briquet Valérie non pas besoin d'aide oui merci, bon j'éteins le lustre et l'halogène et tu entres avec le gâteau d'accord les cadeaux après d'abord il souffle les bougies et les cadeaux après Joyeux anniversaire allez les enfants oui c'est ça vous la connaissez cette chanson-là oui « Joyeux anniversaire nos vœux les plus sincères » voilà le gâteau juste devant lui le noir dans la pièce et dehors plus que les bougies « Joyeux anniversaire Jean-Paul » il a l'air un peu bête devant ses bougies « Joyeux anniversaire » ça applaudit surtout les gosses il va les souffler une par une ses bougies les cadeaux ah oui les cadeaux allez en file indienne on se bouscule pas les enfants l'un derrière l'autre voilà c'est ça et on donne tous son cadeau à papi nos vœux les plus sincères allez vas-y souffle et une et deux attends je vais prendre une photo oui voilà avec les bougies oui attends on les rallume pour la photo tu souffles quand on te le dit, bon je commence à servir le dessert sinon on y est encore demain voilà une petite part alors les cadeaux c'est quoi un cendrier ah oui beau ce cendrier c'est quoi les dessins au fond voilà ta part non non tu t'assois Jérémy des gravures d'Egypte ah d'accord oui il est beau et alors quoi d'autre oh les dessins des enfants bravo les enfants des films avec Clint Eastwood ah oui je connais pas d'accord il est bon ce gâteau et ça c'est quoi un disque c'est qui qui a offert ça tu as déjà fini bon j'aurais dû préparer un autre dessert une bouteille de mousseux oui ça c'est moi tous les ans oui c'est vrai toujours le même cadeau au moins ça fait plaisir tu vois vous voulez du café non pas toi Jérémy pas les enfants après tu dormiras plus bon ils ont l'air de passer une bonne soirée bon les cadeaux c'est fait bon c'est fait ça c'est fait ils vont partir ils vont rentrer, bon voilà ils sont partis oui je referme la porte voilà Jean-Paul il est à la cuisine je dis ça t’a plu le repas il dit oui c’était très bon je dis qu’est-ce que t’as préféré il dit l’entrée les asperges j’aime ça les asperges je dis ah la viande rôtie les casseroles ont accroché ça colle et le dessert t’as pas aimé le dessert il dit si si je me suis régalé je dis passe-moi l'éponge je dis j’ai bien réussi la viande, elle était bien cuite non, il dit oui elle était à point tu veux que je t’aide je dis non assieds-toi je vais terminer je dis un bon coup de serpillière après ça ira mieux c'est gras dans cette cuisine il dit tu veux que j’essuie je dis non tu vas casser des verres il dit comme tu veux alors je m’assois, je dis pousse-toi un peu je passe le balai je dis c'est fou ce qu'on ramasse en une journée c'est sûr quand on enlève pas les chaussures c'est ça je dis passe-moi la balayette il dit tu es obligée de passer la serpillière ce soir je dis mais oui au moins c'est fait le seau est déjà rempli ça me prend trois minutes je dis tu peux t'asseoir maintenant, je dis alors t’es content de tes cadeaux il dit oui j’ai été gâté t’as vu ce qu’ils m’ont offert les gosses je dis oui oui j'ai vu je dis marche pas là où j'ai déjà passé la serpillière je dis le cendrier que t'a offert Valérie elle l’a trouvé chez un antiquaire je crois il dit un antiquaire ah oui je dis c’est un beau cendrier je dis recule sinon je peux pas faire l'entrée de la cuisine il dit d'accord je vais au salon je dis je vais ranger un peu aussi il dit tu vas pas passer l'aspirateur au salon ce soir quand même je dis au moins c'est fait je dis allez va t'asseoir il dit comme tu veux je dis voilà la cuisine est finie je dis je vais vider le seau aux toilettes et j'en profite pour sortir l'aspirateur il dit je t'entends pas j'ai mis la télé je dis j'arrive je dis je vais faire un peu de bruit deux minutes seulement pour enlever les miettes sur la moquette il dit je mets plus fort alors je dis pas trop fort quand même tu vas réveiller les voisins, il est assis sur le canapé je tire l'aspirateur je dis mais pourquoi tu t'es installé sur ce canapé il dit comment ça pourquoi je dis tu sais bien que ta place c'est sur le fauteuil je comprends pas pourquoi tu t'es installé sur le canapé pour regarder la télé il dit comme ça je dis tu regardes quoi à la télé il dit oh pas grand-chose je dis tu regardes bien quelque chose là assis sur le canapé il dit une émission sur les Indiens d'Amazonie je dis ah d'accord pousse-toi voir un peu que je remette le couvre-lit et les coussins je dis ça doit être intéressant non il dit oui ça va je dis alors raconte ils disent quoi sur les Indiens d'Amazonie il dit oh c'est compliqué tu sais comment ça c'est compliqué je suis pas débile je dis tu peux soulever tes jambes deux minutes de sur le canapé comme ça ça sera fait et tu peux m'expliquer je dis il dit non non c'est pas ce que je voulais dire je dis alors vas-y il dit tu sais je suis fatigué j'ai regardé sans faire attention je dis ben si tu voulais pas regarder la télé pourquoi tu t'es installé sur ce canapé il dit pour changer j'ai bien le droit un jour d'anniversaire je dis tu penses à quoi il dit oh pas grand-chose je dis attends je vais ranger l'aspirateur ça sera fait et je reviens, je dis tu penses à quoi tu penses aux gosses tu penses à Laurence c'est ça je dis je devrais mettre un peu de cire sur cette table il y a la marque des verres ça va me prendre deux minutes je dis elle va sûrement appeler demain je dis tu réfléchissais à quelque chose il dit non je pensais à rien je dis comment ça à rien t'as pas la tête vide il dit rien je pensais à rien rien d'important je dis tu veux boire quelque chose je vais préparer une tisane mais tu pourrais sortir tes chaussures maintenant il dit ça m’est égal je dis bordel tu peux pas dire de quoi tu as envie pour une fois il dit je m’en fous ça m’est égal je dis tu t’en fous alors c’est ça tu t’en fous assis sur ton canapé il dit laisse-moi tranquille je dis t'es proche t'es trop proche il dit qu'est-ce que tu racontes je dis t'es proche et t'es pas là t'es là tu voudrais être là tu fais semblant d'être là sur le canapé je fais semblant d'être là avec toi moi aussi mais t'es déjà loin il dit je comprends rien à ce que tu racontes laisse-moi tranquille je dis t'es là sur le canapé ou t'es pas là sur le canapé c'est pareil je suis là avec toi ça pourrait être quelqu'un d'autre c'est pareil je dis tu t'es installé sur le canapé alors que tu t'es toujours assis sur le fauteuil pour regarder la télé je dis on a rendu toutes les choses pareilles toutes les choses elles ont la même couleur tu trouves pas il dit rien il entend pas je dis tout est de la même couleur toi t'es devenu gris sur le canapé moi aussi tout est pareil y a plus de nuances y a plus de couleurs c'est terne rien pour relever je dis ça vaut plus rien tout ça toi ici ou ailleurs ou un autre ici ou là ou moi toute seule ici c'est pareil, je dis il est beau le cendrier ça doit être de l'albâtre avec des gravures en cuivre c'est peut-être ça qui pèse il est lourd ce cendrier d'Egypte un petit coup de torchon il sera encore plus beau je dis t'es en train de tout froisser le couvre-lit du canapé je dis hein t'entends je dis tu peux pas poser ta tête ailleurs je dis tu dors je dis tu pourrais au moins fermer la bouche t'as la bouche qui s'entrouvre ta gorge avec de petits bruits des ronflements mais enfin tais-toi je crie tais-toi en donnant un coup avec le cendrier sur sa tête il est lourd ce cendrier en albâtre avec des dessins de cuivre je t'avais dit de te déplacer du canapé je crie je dis il n'y a pas d'éclats sur le cendrier heureusement qui tombe sur toi qui entraîne ta tête ton épaule immobile d'abord rien et puis un peu de sang sur ta tête je regarde le sang même le sang lentement sur le canapé il est gris pas de la couleur du coussin il a pas de couleur non plus le sang gris lentement même pas rouge comme le couvre-lit gris le long de ta tempe rien n'a bougé juste la tête qui roule s'affaisse comme s'il dormait, t'as le corps penché la bouche restée ouverte les bras sages des deux côtés de tes cuisses mais au moins tu te tais je dis t'es moche quand tu dors surtout ici sur ce canapé t'es moche dans cette position t'as l'air bête dans cette position la dernière la bouche entrouverte la tempe pleine de sang gris et poisseux je dis je vais ouvrir la fenêtre il fait si chaud ce soir ça colle à la peau ça colle au tissu du canapé il faudra nettoyer le canapé le couvre-lit là où tu as posé ta tête autant le faire tout de suite comme ça ça sera fait.
Et puis dormir."

© Texte déposé

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